Autocracy Inc. — quand les démocraties se comportent mal

Autocracy, Inc. de Anne Applebaum met en lumière un paradoxe puissant de notre époque : alors que les autocraties consolident leur pouvoir et manipulent le capitalisme pour asseoir leurs régimes, les démocraties ne sont pas à l’abri des mêmes dérives. Elles peuvent elles aussi manipuler les marchés, déformer les récits et utiliser la puissance économique pour imposer leur volonté. Mais il y a un risque qu’elles glissent ainsi vers l’autocratie.

De mon point de vue, qui s’ancre dans un engagement envers la gouvernance démocratique, la collaboration industrielle et une souveraineté équilibrée, les leçons d’Autocracy, Inc. dépassent largement les cas de la Russie et de la Hongrie. Elles résonnent fortement avec l’attitude actuelle des États-Unis, en particulier dans l’escalade des tensions commerciales et les menaces d’annexion implicite vis-à-vis du Canada.

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Le cœur du message de Autocracy, Inc.

Snyder soutient que les autocraties modernes sont moins idéologiques que pragmatiques. Elles fonctionnent comme des entreprises — d’où le terme Autocracy, Inc. — selon une logique où :

  • Le pouvoir de l’État sert des intérêts privés
  • La corruption remplace la transparence
  • Les leviers économiques prennent la place de la force militaire
  • Le contrôle du récit prime sur la vérité

Plutôt que d’exporter une idéologie, ces régimes exportent l’impunité. Et, fait troublant, les systèmes financiers et politiques mondiaux les soutiennent souvent tacitement.

Mais l’avertissement le plus glaçant de Snyder est celui-ci : les méthodes de l’autocratie peuvent contaminer les démocraties, surtout lorsqu’elles cherchent à maintenir leur domination dans un monde en mutation.

Les États-Unis comme actionnaire réticent de Autocracy, Inc.

Dans les tensions commerciales actuelles avec le Canada, on peut observer des tactiques empruntées au manuel autocratique — même de la part d’un partenaire démocratique historique.

Les États-Unis :

  • Utilisent l’accès à leur marché comme levier
  • Interprètent les politiques «?Buy American?» de manière à désavantager les entreprises canadiennes
  • Exercent des pressions pour aligner les chaînes d’approvisionnement canadiennes sur leurs priorités
  • Bloquent ou entravent les exportations d’énergie canadienne sous prétexte d’autosuffisance ou de sécurité

Ces actions ne prétendent même plus s’inscrire dans une transition verte ou un projet démocratique commun. Les États-Unis poursuivent une stratégie industrielle nationaliste étroite — privilégiant le contrôle intérieur à la coopération internationale, même avec leurs alliés les plus proches.

Ce n’est pas un partenariat. C’est de la coercition économique au service d’une domination stratégique, selon une logique qui rappelle celle des régimes autocratiques : consolider le pouvoir, sécuriser les chaînes d’approvisionnement, imposer ses conditions.

Sous cet angle, les États-Unis se comportent moins comme un allié coopératif que comme un actionnaire dominant de Autocracy, Inc., utilisant leur position pour imposer leur volonté — sans idéologie, uniquement par la force économique.

Ce que cela signifie pour le Canada

Le moment appelle à une vision stratégique claire.

Le Canada doit :

  • Renforcer ses capacités souveraines — non pas pour s’isoler, mais pour négocier d’égal à égal
  • Développer des marchés intérieurs solides — en éliminant les barrières commerciales interprovinciales et en favorisant les chaînes de valeur régionales
  • Nouer des partenariats résilients — notamment avec l’Europe et les démocraties hors de la sphère étatsunienne
  • Élaborer une politique industrielle fondée sur la réciprocité et la résilience — plutôt que sur la seule efficacité

Il nous faut dépasser la nostalgie de l’ordre multilatéral d’après-guerre, qui n’existe plus. La vraie question est de savoir si nous pouvons cocréer un nouveau modèle où les démocraties de petite et moyenne taille ne sont pas des vassales, mais des partenaires essentiels — des partenaires qui s’épaulent politiquement, mais aussi qui offrent des alternatives économiques fiables. Le Canada, en particulier, peut et doit se substituer à certains produits et ressources que nos alliés obtiennent actuellement des États-Unis.

Conclusion : la démocratie, ce n’est pas que les élections

L’avertissement de Snyder est limpide : Autocracy, Inc. n’est pas seulement un diagnostic des régimes autoritaires — c’est une grille de lecture pour comprendre comment les démocraties peuvent se dégrader de l’intérieur, ou commencer à imiter ce qu’elles prétendaient combattre.

Le comportement des États-Unis dans cette guerre commerciale avec le Canada devrait tous nous inquiéter — non pas parce qu’il reflète Moscou ou Pékin, mais parce qu’il montre à quelle vitesse les valeurs peuvent se tordre lorsque le pouvoir est en jeu.

Le Canada peut — et doit — répondre, non pas en imitant, mais en s’appuyant sur des principes démocratiques fermes, une autonomie stratégique et une vision de la collaboration industrielle fondée sur l’équité et l’intérêt mutuel.