Une stratégie robuste pour la transition énergétique peut se résumer simplement: électrifier tout ce qui peut l’être, le plus rapidement possible, puis s’occuper de ce qui ne peut pas encore l’être. Le point clé est que « tout ce qui peut l’être » n’est pas statique. Cette frontière recule avec le temps, à mesure que les technologies mûrissent, que les coûts baissent et que les systèmes s’adaptent.
Cette formulation est souvent critiquée comme étant simpliste. En réalité, elle correspond à la façon dont les grandes transitions technologiques se produisent.
Cet article se limite volontairement à la transition énergétique. L’électrification des usages finaux est une stratégie puissante et nécessaire pour transformer le système énergétique, mais elle ne constitue pas, à elle seule, une réponse complète au changement climatique. D’autres dimensions de la transition, comme l’usage du territoire, l’agriculture ou des procédés industriels sans lien direct avec l’énergie, sont volontairement exclues du périmètre.
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Trois raisons de prioriser l’électrification
La priorité donnée à l’électrification repose sur trois arguments simples et solides.
Premièrement, les usages électrifiés sont fondamentalement plus efficaces que leurs équivalents fossiles. Il ne s’agit pas d’un gain marginal. Les thermopompes fournissent de deux à quatre unités de chaleur utile pour chaque unité d’électricité consommée. Les véhicules électriques convertissent la majeure partie de l’énergie en mouvement, alors que les moteurs à combustion interne dissipent l’essentiel sous forme de chaleur.
Même lorsque l’électricité est produite à partir de combustibles fossiles, cet avantage d’efficacité demeure souvent. Utiliser du gaz naturel pour produire de l’électricité et alimenter une thermopompe peut fournir plus de chaleur utile que de brûler ce même gaz directement dans une fournaise classique. C’est pourquoi l’électrification peut réduire les émissions avant même que le réseau électrique soit entièrement décarboné.
En raison de cet écart d’efficacité, attendre un système électrique parfaitement propre avant d’électrifier les usages finaux constitue une erreur de raisonnement. On confond l’optimisation du système avec la séquence d’action.
Deuxièmement, l’électrification des usages verrouille la transition.
Lorsqu’un bâtiment est chauffé à l’aide d’une thermopompe ou qu’un parc de véhicules est électrifié, la direction est donnée. Les améliorations futures de la production électrique se traduisent automatiquement par une baisse des émissions. L’inverse n’est pas vrai. Même une chaudière au gaz très performante ou un moteur à combustion efficace demeure un actif fossile pour toute sa durée de vie.
Cet effet de verrouillage est crucial, car les infrastructures ont des durées de vie longues. Retarder l’électrification aujourd’hui dans l’attente d’un réseau plus propre garantit des émissions cumulées plus élevées pendant des décennies.
Troisièmement, retarder l’électrification lorsqu’elle est déjà viable n’est pas un choix neutre.
Les arguments visant à attendre que tout soit résolu, que les réseaux soient parfaitement propres ou que des solutions existent pour tous les secteurs servent systématiquement un même intérêt: prolonger la durée de vie des actifs fossiles. Ce schéma n’est pas accidentel. Il correspond à une stratégie délibérée utilisée par des acteurs en place pour ralentir des transitions qui menacent leurs modèles d’affaires.
Les secteurs dits « difficiles à décarboner » sont bien réels et méritent un travail sérieux. Il s’agit notamment de l’aviation long-courrier, de la production de ciment et d’acier, ou de certains procédés chimiques. Mais s’en servir pour justifier le report de l’électrification des bâtiments, des transports et de l’industrie légère revient à déformer le problème. C’est substituer l’inaction au progrès.
Une stratégie dynamique, pas statique
La transition énergétique n’est pas un problème d’optimisation que l’on résout une fois pour toutes. C’est un processus dynamique. Ce qui est difficile aujourd’hui devient banal demain. Des technologies marginales deviennent dominantes par le déploiement, l’apprentissage et l’effet d’échelle.
La posture stratégique adéquate n’est donc pas d’établir un ordre figé des secteurs, mais de pousser l’électrification partout où elle est déjà pertinente, tout en élargissant continuellement ce champ. Le renforcement des réseaux, le stockage, les investissements en transport et une gestion plus intelligente du système doivent progresser en parallèle de l’électrification, et non en amont ni comme condition préalable.
Électrifier tout ce qui peut l’être. Puis s’occuper du reste. Et revoir régulièrement ce que signifie réellement « tout ce qui peut l’être ».
Qu’en est-il du prix de l’électricité?
Une inquiétude fréquente est que l’électrification accroisse la demande d’électricité et fasse augmenter les prix, du moins à court terme lors des phases d’investissement intensif. Cette lecture ne considère qu’un côté de l’équation.
L’électrification réduit ou élimine les dépenses en essence, diesel, mazout et gaz naturel. Même si les factures d’électricité augmentent temporairement, les coûts énergétiques totaux des ménages et des entreprises diminuent souvent. Ce qui importe économiquement, c’est le coût des services énergétiques – chauffage, mobilité, production – et non le prix unitaire de l’électricité pris isolément.
Enfin, les prix de l’électricité sont autant le produit d’institutions que de technologies. De nombreux marchés et cadres réglementaires ont été conçus pour des systèmes thermiques à combustibles, caractérisés par des coûts marginaux élevés. À mesure que les renouvelables, le stockage et la flexibilité de la demande prennent de l’ampleur, ces cadres représentent de plus en plus mal les coûts réels. Lorsque les prix montent, il s’agit souvent d’un décalage institutionnel, et non d’un échec de l’électrification.
Vue sous cet angle, l’électrification n’est pas un risque de coût. C’est un moyen de réduire l’exposition à la volatilité des marchés fossiles mondiaux et d’orienter le système énergétique vers des coûts planifiables, régulables et stables localement.
L’essentiel sur le plan stratégique
L’électrification ne consiste pas à ordonner abstraitement des technologies. Il s’agit de faire des choix irréversibles et sans regret, qui améliorent l’efficacité, réduisent l’exposition aux marchés volatils des combustibles et forcent l’évolution du système.
Électrifier dès maintenant tout ce qui fonctionne, parce que cela fonctionne, parce que cela verrouille le progrès et parce que le report n’est que rarement innocent. Puis s’occuper de ce qui reste, en sachant que la définition même de « ce qui reste » continuera de se réduire.
Ce n’est pas une idéologie. C’est ainsi que les grands systèmes techniques évoluent.
Un exemple récent et familier l’illustre clairement. L’iPhone n’a pas attendu que les réseaux mobiles soient prêts. Il a d’abord transformé les usages, verrouillant une demande intensive en données; il a mis en évidence les limites du système, forçant les opérateurs cellulaires à faire face à la congestion et aux lacunes de couverture; et il a profondément réorienté les incitatifs à l’investissement vers les réseaux numériques. En parallèle, l’ampleur de la demande en données a entraîné une baisse soutenue du coût unitaire de transmission, à mesure que les investissements, l’apprentissage et la densification progressaient plus vite que le trafic. Les réseaux 3G, puis 4G, et finalement l’infrastructure mobile actuelle ont été tirés par les appareils, et non poussés par une optimisation préalable des réseaux ou par des injonctions réglementaires.
L’électrification suit la même logique: déployer ce qui fonctionne déjà, rendre la demande irréversible, révéler les contraintes du système et forcer l’adaptation du reste.