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Comment les grandes choses se réalisent… ou échouent

J’ai récemment lu How Big Things Get Done de Prof. Bent Flyvbjerg et Dan Gardner. C’est un livre fascinant, à la fois érudit et accessible, qui plonge dans le monde des grands projets d’infrastructure. Dans cet ouvrage, les auteurs analysent une base de données comprenant plus de 16?000 projets, et démontrent, à l’aide de statistiques, que la plupart d’entre eux dépassent leur budget et leur échéancier, parfois de manière spectaculaire.

(English Version : https://www.linkedin.com/pulse/comment-les-grandes-choses-se-r%25C3%25A9alisent-ou-%25C3%25A9chouent-benoit-marcoux-lsibe/)

Je n’ai jamais dirigé de mégaprojet de l’ampleur de ceux décrits dans le livre. Le plus grand projet dont j’ai eu la responsabilité atteignait environ cent millions de dollars. C’est déjà imposant pour une équipe, mais bien loin des dizaines de milliards des projets de barrages, de centrales nucléaires ou des Jeux olympiques étudiés par Flyvbjerg. Cela ne m’a pas empêché d’être curieux de voir ce que je pourrais en tirer, et j’y ai trouvé des enseignements applicables, même à plus petite échelle.

Le constat n’est pas que tout est condamné à l’échec, mais que certains types de projets réussissent beaucoup mieux que d’autres. Les messages clés sont clairs : la modularité est puissante et il faut penser lentement, agir rapidement. Lorsqu’un projet peut être découpé en modules répétitifs et standardisés, comme c’est le cas pour le solaire ou les batteries, les risques chutent. À l’inverse, les projets uniques, massifs et fortement innovants, comme les grands barrages hydroélectriques ou le nucléaire, accumulent les dangers de dépassements. Flyvbjerg note qu’un pourcentage d’entre eux sont des projets à «?fat tail?», dont la distribution des risques est asymétrique : la partie droite de la courbe est plus lourde que dans une distribution normale, ce qui accroît fortement la probabilité de dépassements extrêmes de coûts ou de délais.

Intrigué, j’ai voulu voir où se situe Hydro Québec dans ce portrait. Mon intuition était que l’entreprise faisait mieux que la moyenne mondiale, car elle a construit en série des barrages pendant des décennies, accumulant une expertise institutionnelle rare. L’analyse des nouvelles centrales mises en services dans les 25 dernières années confirme cette intuition : alors que la moyenne mondiale des dépassements pour les barrages est d’environ +75 % dans la base de données de Flyvbjerg, le bilan d’Hydro-Québec apparaît beaucoup plus modéré.

La centrale Sainte-Marguerite-3, mise en service en 2003, avec ses innovations risquées (grands groupes turboalternateurs assemblés sur place, construction souterraine), a connu de graves difficultés techniques et fût l’un des projets le plus ardus des dernières décennies. Les sources publiques indiquent un coût de construction d’environ 2,5 milliards de dollars, pas très au-dessus de l’estimation initiale, car plusieurs déficiences étaient sous garantie, mais la mise en service a été retardée de 2 ans par rapport à l’échéancier et les problèmes prolongés ont fait en sorte que la pleine capacité n’a été atteinte qu’en 2007, suivie d’un nouveau bris en 2009. Ces retards ont créé un coût d’opportunité, puisque l’électricité attendue n’a pas pu être livrée. Selon les hypothèses sur la production perdue et les prix de l’électricité, ce coût d’opportunité pourrait atteindre quelques centaines de millions de dollars, un dépassement qui n’apparaît pas dans les comptes de construction, mais qui reste limité à environ 20 ou 25 % du coût de construction, largement moins que la moyenne des dépassements calculée par Flyvbjerg.

Pour des centrales comme Eastmain-1A et Sarcelle (mises en service entre 2011 et 2013) et Romaine-1 à -3 (mises en service entre 2014 et 2017), l’information sur les coûts est moins précise, mais aucun écart majeur n’a été rapporté.

Le projet Romaine-4, mis en service en 2022, en retard d’un an, a été plus difficile, avec des difficultés techniques (comme la friabilité du roc) et la pandémie de COVID-19. Le coût total de la réalisation du complexe de la Romaine s’est élevé à 7,4 milliards de dollars, soit seulement 14 % de plus que l’estimation initiale. Cependant, Romaine-4 a été la principale cause des dépassements de budget.

Globalement, la performance d’Hydro-Québec est bien meilleure que la moyenne mondiale pour la catégorie hydroélectrique de Flyvbjerg, même en incluant les projets difficiles qu’ont été Sainte-Marguerite-3 et La Romaine-4.

Cette particularité québécoise est probablement due à ce qu’on appelle l’«?effet de série?» : sept nouvelles centrales ont été mises en service au cours des 25 dernières années. Quand les ingénieurs passent d’un chantier à l’autre, la mémoire organisationnelle compense une partie du risque. Cet effet de série s’étend aussi à la chaîne d’approvisionnement, solide au Québec, avec des turbiniers (Voith Hydro, ANDRITZ Hydro, GE Vernova, Litostroj Hydro) et de grands entrepreneurs (comme Pomerleau), appuyés par un écosystème complet de manufacturiers internationaux (comme Hitachi Energy et Schneider Electric) et de nombreuses PME locales. Cet écosystème encore trop méconnu du grand public est l’un des joyaux industriels du Québec et un facteur clé du succès d’Hydro-Québec. Il faut toutefois rappeler que le risque de dépassement demeure réel, et que les projets d’Hydro-Québec ne sont pas à l’abri. Ce risque pourrait même croître avec le ralentissement probable du rythme de construction, même si une partie de l’expertise est appelée à perdurer grâce aux travaux de réfection déjà en cours sur les centrales existantes.

Le contraste est quand même frappant avec les projets solaires, qui affichent dans la base de Flyvbjerg des dépassements pratiquement nuls. Ces technologies, qui sont intrinsèquement modulaires, faciles à mettre en œuvre et prévisibles en termes de coûts, doivent être intégrées à l’arsenal québécois. Développer une expertise locale dans ces filières n’est pas un luxe : c’est une nécessité si l’on veut maîtriser les risques tout en répondant aux besoins d’électrification.

How Big Things Get Done se lit à la fois comme un avertissement et comme un guide pratique. Le Québec a bâti son histoire énergétique sur des mégaprojets hydroélectriques qui l’ont distingué dans les statistiques mondiales. Pour l’avenir, il faudra sans doute conjuguer cette tradition avec l’esprit de modularité du solaire et du stockage. Penser lentement, agir rapidement — et choisir les bons outils pour les grandes choses à venir.

How big things get done… or fail

I recently read How Big Things Get Done by Prof. Bent Flyvbjerg and Dan Gardner . It’s a fascinating book, both scholarly and accessible, that dives into the world of large infrastructure projects. The authors analyze a database of more than 16,000 projects and demonstrate, with data, that most exceed their budgets and schedules, sometimes dramatically.

(LinkedIn Version: https://www.linkedin.com/pulse/how-big-things-get-done-fail-benoit-marcoux-ti0re/)

I have never directed a megaproject on the scale described in the book. I led a team on a project worth over $100 million. While this was a significant endeavour, it paled in comparison to the billions invested in projects such as dams, nuclear power plants, or the Olympic Games, as analyzed by Flyvbjerg. Still, I was curious to see what I could take away, and I found lessons that apply even at smaller scales.

The point is not that everything is doomed to fail, but that some types of projects succeed much more often than others. The key messages are clear: modularity is powerful and think slow, act fast. When a project can be broken into repetitive, standardized modules—as is the case for solar or batteries—risks drop sharply. In contrast, unique, massive, and highly innovative undertakings, like hydroelectric dams or nuclear plants, accumulate risks of cost and schedule overruns. Flyvbjerg notes that a percentage of these are “fat tail” projects, where risk distributions are skewed: the right side of the curve is much heavier than in a normal distribution, making extreme cost or time overruns far more likely.

Intrigued, I wanted to see how Hydro Québec fits into this picture. My intuition was that the company performs better than the global average, because it has built dams in series for decades, accumulating rare institutional expertise. An analysis of new plants commissioned in the past 25 years confirms this intuition: while the global average overrun for dams is about +75% in Flyvbjerg’s database, Hydro-Québec’s record appears much more moderate.

Sainte-Marguerite-3, commissioned in 2003, with its risky innovations (large turbine-generator units assembled on site, underground construction), faced serious technical difficulties and was one of the toughest projects of the past few decades. Public sources indicate a construction cost of about $2.5 billion, not far above the original estimate, since many deficiencies were under warranty. But commissioning was delayed by two years, and extended problems meant that full capacity was only reached in 2007, followed by another breakdown in 2009. These delays created an opportunity cost, since the expected electricity could not be delivered. Depending on assumptions about lost output and electricity prices, this opportunity cost could amount to several hundred million dollars—a hidden overrun not reflected in construction accounts, but still limited to about 20 to 25% of construction costs, well below the average overruns measured by Flyvbjerg.

For plants like Eastmain-1A and Sarcelle (commissioned between 2011 and 2013) and Romaine-1 to -3 (commissioned between 2014 and 2017), cost information is less precise, but no major overruns have been reported.

Romaine-4, commissioned in 2022, was more difficult, with technical challenges (such as friable rock) and the COVID-19 pandemic. The total cost of the Romaine complex reached $7.4 billion, only 14% above the initial estimate. Romaine-4 was the main cause of that overrun.

Overall, Hydro-Québec’s performance is far better than the global average for hydro projects in Flyvbjerg’s database, even when including challenging projects such as Sainte-Marguerite-3 and Romaine-4.

This Québec exception is likely explained by the “series effect”: seven generating stations were commissioned in the last 25 years. When engineers move from one site to the next, organizational memory offsets part of the risk. The series effect also extends to the supply chain, strong in Québec, with turbine manufacturers (Voith Hydro, ANDRITZ Hydro, GE Vernova, Litostroj Hydro) and major contractors (such as Pomerleau ), supported by a complete ecosystem of international manufacturers (such as Hitachi Energy and Schneider Electric) and numerous local SMEs. This ecosystem, still too little known to the public, is one of Québec’s industrial jewels and a key factor in Hydro-Québec’s success. Still, the risk of overruns remains real, and Hydro-Québec’s projects are not immune. This risk may even grow as the pace of new construction slows, although part of the expertise will persist through refurbishment work already underway on existing plants.

Nevertheless, the contrast with solar projects is striking: Flyvbjerg’s database shows that they have almost no overruns. These technologies, naturally modular, quick to deploy, and predictable in cost, must be part of Québec’s toolbox. Developing local expertise in these fields is not a luxury; it is a necessity if we want to manage risks while meeting electrification needs.

How Big Things Get Done reads both as a warning and as a practical guide. Québec built its energy history on hydro megaprojects that set it apart in global statistics. For the future, it will likely need to combine that tradition with the modular spirit of solar and storage. Think slow, act fast—and choose the right tools for the big things to come.